Remember Albert Fromanteau
L'interview qui suit, réalisée par DannY De LaeT, a été publiée dans Ciso no 23 des éditions Brabancia Nostra en 1977. Elle était inédite en France.
Couverture de Ciso 23

ENTRETIEN AVEC ALBERT FROMANTEAU en compagnie de RAPH BOLSAIE (enregistré en 1974)

Nous abordons l'atelier situé à Liège, sous la direction d'Albert Fromanteau.

Albert Fromanteau et l'ancien assistant Raph Bolsaie (beau-père d'un des fils de Bob de Moor) travaillent désormais dans le secteur de la publicité. Fromanteau lui-même fut d'abord l'assistant de Paul Nagant, l'homme qui eut véritablement les premières idées industrielles sur le dessin animé. L'imam provoque bientôt une rupture entre les deux hommes et Fromanteau va désormais diriger, pour le compte de Gordinne, un atelier qui travaille encore habituellement clandestinement pendant la pleine occupation.

Ce texte, qui va enfin révéler, corriger et rectifier bien des injustices et bien des erreurs, est un document historique. Dans le sens où, pour la première fois, Fromanteau lui-même révèle un morceau de l'histoire du cinéma belge tout court auquel il a participé. Il a vérifié lui-même le texte de l’entretien et l’a complété par un certain nombre de détails révélateurs importants.

DannY De LaeT : Vous figurez dans la plupart des ouvrages traitant du cinéma ou du film d'animation en Belgique comme un des pionniers du dessin animé dans notre pays. Les renseignements que l'on y donne à votre sujet sont sommaires, fragmentaires et parfois contradictoires. Le hasard de mes relations amicales avec Raphael BOLSAIE, un de vos anciens animateurs, m'a permis de retrouver votre trace et nous voici tous trois réunis chez vous pour évoquer cette période de votre vie. Alors, Albert FROMANTEAU, qui êtes-vous ? Quand et comment vous est venue l'idée de faire du dessin animé ?

Albert Fromanteau : Evidemment... je figure dans la galerie des ancêtres ! Tout cela remonte si loin, mais je crois qu'il est indispensable de situer les choses dans le contexte de l'époque pour comprendre.

Je suis né à Liège, le 3 juin 1916, j'ai fait des études de dessin à l'Académie des Beaux-Arts de Liège, finalement orientées vers la publicité - il fallait penser,hélas ! au côté matériel, en ce temps-là. C'est dans cette branche que je débutais lorsque je me suis marié peu avant d'être mobilisé. Mobilisation donc, puis pauvre plouc en chasse, à la recherche de mon unité, pendant la "fameuse" campagne des 18 jours. Je me retrouve,fin mai 1940, prisonnier,en colonne sur les routes de Flandre et du nord de la France. Rentré en Belgique par je ne sais quel mystérieux hasard, heureusement libéré sans connaftre les stalags, je suis obligé, avec une femme et une petite fille à charge de chercher du travail sous l'ocupation.

Une firme liégeoise d'édition enfantine, l'imprimerie Charles Gordinne, me donne l'occasion de me reconvertir en m'offrant de dessiner des albums illustrés pour enfants, ancêtres lointains de la bande dessinée. Mes opinions politiques s'accomodent fort bien de cette orientation nouvelle qui me permet de vivre sans compromission car je commencais aussi à militer dans la Résistance très peu structurée alors.

En 1941/42, un ami me signale qu'on cherche, à Liège, des dessinateurs pour réaliser des dessins animés. Passionné de cinéma et admirateur de Disney dont j'avais suivi avec passion l'évolution, cette nouvelle allait réveiller en moi les souvenirs d'enfance quand, possédant un projecteur Pathé-Baby, je m'extasiais devant les bandes naïves de Benjamin Rabier et que je m'ingéniais à dessiner des embryons de dessins animés sur des bandes de cellophane pour amuser mes petits copains. Je me suis évidemment présenté. C'était, dans une modeste maison de la rue Louvrex, à Liège, sur la porte, un panonceau portait : C. B. A. Compagnie Belge d'Actualités. C'était un nommé Nagant qui...

DDL : Nagant ? Paul Nagant ?

AF : Paul Nagant, oui. Je fus choisi parmi une douzaine de candidats, après exécution de quelques dessins, mais je crois que mes attaches avec la Société Gordinne furent un élément déterminant.

DDL : Nagant avait déjà une activité dans ce domaine ?

AF : Non, il débutait vraiment. J'ai d'ailleurs commencé absolument seul,puis après quelques temps je me suis trouvé une petite équipe de trois ou quatre dessinateurs et dessinatrices débutants (Max David "Max Day", Albert Bailly entre autres).

DDL : Avez-vous collaboré avec Nagant pour le film " Zazou chez les nègres " ?

AF : Non,cela c'est après... Entretemps se situe une histoire très regrettable. Comme je l'ai dit, mes relations avec la Firme Gordinne (Editions CHAGOR) intéressaient Nagant qui recherchait des capitaux pour son entreprise. Sur sa demande, je l'ai mis en rapport avec Monsieur A. Hemmerlin, administrateur-délégué de cette société. Ils ont conclu un accord consistant en une aide financière de Chagor en échange d'une exclusivité d'édition d'albums illustrés tirés de nos réalisations futures. Personnellement, je trouvais cet accord assez prématuré étant donné que j'en étais à peine à étudier et expérimenter les premières notions d'animation sans autre bagage que ce que j'avais pu lire sur Disney dans des revues ou des livres plus ou moins spécialisés. Nous disposions d'un petit fragment de dessin animé américain que Nagant avait pu se procurer et c'est par l'analyse de cette bande que nous découvrions les bases de la décomposition du mouvement. Celà nous demandait un gros travail de recherche et bien des tâtonnements avant de nous lancer dans une création réelle. Finalement nous progressions quand même et nous en étions aux prises de vues de "Un mauvai rêve de Bobino" lorsqu'un incendie détruisit partiellement les installations de la C. B. A.

A ce moment, au cours d'une entrevue avec Monsieur Hemmerlin, j'appris que Nagant lui avait présenté, afin d'obtenir un nouvel apport de fonds un contretype de ce fameux fragment de dessin animé américain comme étant les premiers résultats de nos travaux. Devant cette attitude indélicate, il me proposa de financer mes recherches et d'installer un studio aux Editions Chagor. J'acceptais bien entendu.

De dépit, Nagant m'intenta une action en rupture de contrat. Sous l'occupation, cette action était lourde de conséquences. Je gagnai le procès mais je figurais désormais sur les listes allemandes. C'est ainsi que j'entrais dans l'illégalité.

DDL : Qu'avez-vous fait alors ?

AF : L'affaire s'est quand même faite avec Chagor mais on nous installa dans des locaux séparés de l'imprimerie et reliés par un sonnerie d'alarme (en cas de visite indésirable !). Nous travaillions clandestinement car l'équipe était constitué en grande partie de jeunes réfractaires au travail en Allemagne.

DDL : Et vous, Raphaël Bolsaie, vous étiez avec Nagant également ?

RB : Non, je me suis présenté aux studios Chagor.

AF : Oui,tu es arrivé tout au début de l'installation des studios Chagor.

RB : Et c'était Philippart qui venait faire les prises de vues.

AF : Oui,Edmond Philippart, qui de son côté réalisait déjà des films d'animation avec des poupées, il illustrait des chansons de Charles Trenet, entre autres. Il a d'ailleurs épousé la fille de Madeleine Charlier, dont le personnage de Wrill, qu'elle avait imaginé pour des contes, nous avait été imposé par Chagor.

RB : Le premier scénario était d'elle, je pense.

AF : Oui, " La captive de Frok Manoir " mais le rythme de cette histoire ne se prétait guère au dessin animé. Nous avons décidé alors d'écrire nos scénarii nous-mêmes. Tu te souviens Raph, quand.tu cherchais des gags ?

RB : C'était marrant ! on mimait les scènes ...

AF : Ce sont de bons souvenirs. Mais, nous brûlons les étapes... car avant tout cela il avait fallu vraiment inventer le matériel technique, le faire fabriquer. Nous ne possédions même pas un livre qui aurait pu nous fournir une documentation valable. Pour les pupîtres transparents, par exemple, rien que le système d'ergots. Il a fallu le trouver afin que les calques et les cellos se placent facilement et ne puissent être mis à l'envers. La table de prise de vues, quelle aventure ! Nous avons été aidés par Monsieur Charles Kurlandsky, des studios Titra, mais j'ai combiné les rouleaux coulissants pour les avant-plans de décors et aussi les plateaux mobiles qui permettaient de déplacer les fonds, latéralement et en hauteur.C'est un artisan Monsieur Blistin,mécanicien, constructeur, à Liège, qui a mis au point et fabriqué cette table. Une merveille de précision et de stabilité.

DDL : Elle a été détruite dans l'incendie ?

AF : Non, après l'incendie de 1946,elle n'avait pratiquement pas souffert. Je l'ai rachetée à Chagor. Je l'ai toujours, mais elle est démontée maintenant et comme je n'ai pas la place pour la réinstaller, j'espère toujours pouvoir la remettre en ordre de marche quand je trouverai un local approprié.

Mais revenons-en à cette époque.

Nous avons mis plus d'un an pour réaliser le premier film, mais, par notre inexpérience, nous l'avions conçu trop long. Pas loin d'un quart d'heure alors que les courts métrages de Disney, à l'époque, duraient au maximum 6 à 7 minutes

DDL : Et vous étiez combien de personnes à ce moment ?

AF : Je ne me souviens plus exactement, 12 à 15 en tout. Mais j'ai retrouvé une liste de l'équipe datant de la dernière période.

Nous étions une vingtaine pour le dessin et le tracage des cellos plus, évidemment, une assez importante cohorte de jeunes filles pour le gouachage. Je relève les noms de Raph, bien entendu,

Jacqueline Henrard,qui est devenue sa femme et Laure Barlet comme premiers animateurs. Albert Bailly, Charles Schom-mers, Désiré Vanhoren, décorateurs. Maurice Michel, Maryvonne Goossens, Magui Luyckx, animateurs. Louise Mativa, Simone Evrad, René Godefroid, Raymond Compère, intervallistes. Robert Joiris , Hélène Plouette, Line Smeyers et Loulou Laval, tracage-gouachage. Paul Boucha, responsable cellos. Joseph Renwart, titres et films. Charles Kurlandsky et Arnold Godefroid, techniciens-prises de vues. n y en a eu d'autres avant,mais hélas ! je ne me souviens plus des noms.

DDL : Combien de films avez-vous réalisés ?

AF : Trois : " La captive de Frok-Manoir ", " Le voyage imprévu "...

RB : Ce n'est pas dans ce film qu'il y avait ce vol de corbeaux ?

AF : Oui. C'est d'ailleurs une scène qui nous avait demandé un fameux travail.

RB : Mais je crois me souvenir que c'était bien réussi.

AF : Je crois que oui. C'est en tout cas un passage que je ne renierais pas.

DDL : "Le voyage imprévu", c'était quoi comme histoire ?

AF : C'était une histoire très naîve. II faut vous dire que, dans une maison spécialisée dans l'édition enfantine, nous travaillions dans ce sens. Le style et les sujets nous étaient plus ou moins imposés.

RB : N'est-ce pas pour ce film là qu'on a fait des essais en couleurs ?

AF : Si. Edmond Philippart qui effectuait toujours nos prises de vues en ce temps là avait pu se procurer un peu d'Agfa¬color 16 mm. Nous en avions profité pour filmer quelques scènes. Il faut reconnaître que l'élément couleur, dans le style adopté, apportait beaucoup. II est cependant important de dire que la politique suivie par Chagor était de ne pas trop chercher à sortir nos films sous l'occupation. Cela me permettait de travailler dans une perspective de recherche à plus long terme. C'est pourquoi,dès notre troisième film, assez différent dans l'esprit, "Wrill écoute la B. B. C ." nous abordions le thème de la résistance à l'occupant. Commencé clandestinement, ce film fut terminé dès la Libération et nous avons pu nous procurer des enregistrements des voix d'Hitler, de Maurice de Laveleye (wallon) et Jan Moetwill (flamand) les deux porte parole de la Belgique aux micros de la B. B. C . pendant la guerre.

RB : Je me souviens surtout, dans ce film, de la scène pour laquelle nous avions essayé un décor en relief...

AF : Ah! oui, c'était un essai que je considère encore comme très intéressant. Nous avions exécuté une maquette en relief représentant les facades d'un groupe de maisons dans le même style que nos décors dessinés. Nous avions d'autre part animé sur cellos la marche d'une patrouille allemande. Ces cellos étaient placés hors du champ - la prise de vues de cette scène était effectuée horizontalement, contrairement à notre table verticale habituelle...

RB : Et c'était l'ombre qui était filmée, l'ombre des personnages qui passait sur le décor.

AF : C'est ça ! Un spot était braqué sur les cellos, l'ombre des personnages de la patrouille se découpait sur le relief du décor... Ça nous avait demandé un travail fou - surtout le système de fixation des cellos et le réglage du spot - Comme la scène était supposée se passer la nuit, on n'y voyait finalement pas grand chose ... et quand je pense que ça durait à peine une dizaine de secondes !... Enfin,c'est là que réside l'intérêt de la recherche et celle-là était particulièrement valable.

DDL : Vous avez donc réalisé trois films ?

AF : Terminés, oui ! Mais nous en avions un quatrième en chantier qui était assez avancé. Pour nous dégager du personnage de Wrill le Renard et des petits animaux qui gravitaient autour de lui, trop imprégnés du style Disney, j'avais imaginé un subterfuge : au début du film, Wrill expliquait à des petits lapins qui regardaient des images représentant des personnages humains, que ceux-ci se comportaient de facon moins intelligente que les animaux. Il donnait la vie à ces images : Plie, Ploc et Zoé, nous les faisions alors évoluer dans un monde disproportionné, une table sur laquelle se trouvaient des fruits et divers ustensiles.

RB : Ah ! oui, je me souviens, il y avait cette scène où un des personnages se noyait dans un bocal... d'oignons , je crois..

AF : Et il y avait cette chanson : "Ah! si vous connaissiez les hommes, comme je les connais mes amis..."

RB : ...chantée par Henri Salvador, et c'était lui qui faisait les raccords entre les prises...

AF : Oui, et je crois bien que je possède un des premiers enregistrements d'Henri Salvador car à cette époque il faisait partie de l'orchestre de Ray Ventura et n'avait pas encore commencé la brillante carrière de fantaisiste qui l'a rendu célèbre. J'ai conservé les disques-témoins de la bande son. C'est un document rare que ces disques, mais ils sont malheureusement dans un état lamentable. Nous les avons utilisés à outrance pour étudier l'animation et je les ai retrouvés sous un tas de décombres après l'incendie. Il n'y avait pas encore de magnétophone, hélas ! en ce temps là.

DDL : Comment avez-vous connu Henri Salvador ?

AF : Pour ce film, j'avais contacté Bob Jacqmain, l'actuel réalisateur TV de la R.T.B. Il avait constitué avec Gaston Houssa un groupe vocal qui obtenait un certain succès, " Les Voix du Rythme " et je lui avais demandé de faire la musique du film. Or, il venait d'être récemment engagé par Ray Ventura. J'ai profité de cette occasion pour signer un contrat avec cet orchestre pour l'enregistrement de la bande son. Henri Salvador était un des Collégiens de l'orchestre. Il faisait la voix de Wrill et nous a bien fait rire pendant l'enregistrement. Ce film était prévu en couleurs. On annoncait la sortie du Gevacolor. Notre technique d'animation commencait à être bien au point, l'équipe comptait quelques spécialistes formés et nous pouvions devenir plus ambitieux... Les circonstances en ont décidé autrement... c'est alors que nos installations (nous avions dès la liberation des locaux spacieux et bien équipés avec un matériel spécialement étudié) tout cela est parti en fumée...

DDL : Et c'était quand cet incendie ?

AF : En 1946 ou 47, je ne me souviens plus exactement.

DDL : Que s'est-il passé au juste ?

AF : Au fond, je n'ai jamais connu le fin mot de l'affaire, j'étais absent de Liège. Raph serait mieux placé que moi pour en parler, il était là et on lui a fait porter une part de responsabilité alors ... mais, au fond, tout cela n'intéresse guère le public. Celà n'a qu'une valeur purement sentimentale,affective...

DDL : Oui, je comprends.Alors, cet incendie a mis fin à vos activités ?

AF : Non, ce n'est pas si simple que celà. En réalité, au moment de l'incendie, je me trouvais non seulement à la tête des studios de dessin animé, mais encore, depuis la Libération responsable artistique du journal "WRILL".

DDL : Ah ! oui ? Et le journal WRILL a commencé à paraître quand ?

AF : Oh ! très vite après la Libération. Nous attendions cet évènement depuis déjà pas mal de temps. La direction de l'imprimerie, devenue SIREC, avait prévu la sortie du journal avec nous, bien avant. Nous étions prèts. C'est pourquoi nous avons eu la chance et l'honneur d'être les premiers autorisés à paraître.

RB : Les premiers numéros étaient tirés sur un papier infâme, gris, lisse d'un côté, mat et grené de l'autre... un papier de guerre quoi !

AF : Oui, j'en ai revu quelques numéros, à ma grande surprise,dans une exposition consacrée à la B.D. à Liège, il y a quelques temps. Là aussi, je figurais dans la vitrine réservée aux ancêtres... Mais pour en revenir à cette époque,ça c'est amélioré dès le quatrième numéro, je pense. En changeant de papier, nous avons modifié le format. Les premiers étaient tirés à un format plus ou moins double de celui qui nous est devenu familier.

DDL : Les autres journaux sont sortis longtemps après ?

AF : Si nous avons été les premiers à paraître, c'est grâce à notre attitude pendant l'occupation, car il faut bien reconnaître et se souvenir que si TINTIN est venu plus tard, c'est que Hergé n'était guère "disponible" à cette époque où il avait quand même quelques problèmes avec les Comités d'épuration. Côté cinéma, Nagant et Philippart connaissaient les mêmes difficultés... Celà ne les a pas empêchés, les uns et les autres, après une courte éclipse, de remonter le courant et de trouver toutes les aides financières nécessaires pour reprendre leurs activités. J'ai même été pressenti, en ce temps-là, par un intermédiaire pour je ne sais plus quel genre de collaboration avec Hergé. Encore tout impregné des grandes espérances de la Résistance, j'ai décliné... il m'a rattrapé au tournant plusieurs années après...

DDL : Au début, Wrill marchait bien ?

AF : Fatalement, au début on était le seul. Mais il a très bien marché pendant plusieurs années.

DDL : Il y avait même un édition en néerlandais...

AF : Bien sûr ! L'édition francaise a paru très vite en France et on a réalisé assez vite un assez fort tirage. Nous étions vendus en Belgique, en France, en Hollande, en Suisse et nous recevions au courrier des lecteurs des lettres d'un peu partout...

DDL : "SABORD" était indépendant de "WRILL" ?

AF : André Rigal. l'auteur du "Cap'taine Sabord" avait été partiellement financé ou tout au moins avait pris des accords avec Chagor,quand il avait lui aussi son équipe de dessin animé à Paris.

DDL : D'après Maelstaf, dans son ouvrage sur le film d'animation, vous êtes un de ses anciens collaborateurs.

AF : C'est une blague ? Non, nous connaissions l'existence de Rigal par Mr.Hemmerlin, nous savions qu'ils avaient des contacts et des accords, nous avons même eu une copie de ses films qui étaient très alertement animés. Ils étaient en tout cas mieux équipés que nous, autant que nous en ayions su. (à R.Bolsaie) : Tu te souviens,Raph, quand on nous a expliqué ce fameux appareil qui leur permettait de réaliser des décors à partir d'une maquette en relief ? Ça devait être une sorte d'épidiascope.C'est ainsi que, par exemple, pour une bonne partie d'un de leurs films, l'action se passant sur le bateau du Cap'taine Sabord, ils avaient fait une maquette-relief de ce bateau. Ils la présentaient ensuite dans cet appareil, sous n'importe quel angle et ils pouvaient alors dessiner les décors. Quel que soit l'endroit ou la position, c'était correct et logique. Je ne dis pas que c'est la meilleure solution, mais en tout cas ça pouvait faire gagner du temps et en dessin animé, tout gain de temps est précieux. Ah ! ce que nous avons bien pu nous tracasser pour essayer d'avoir plus de renseignements sur cette machine !

Puisque nous en sommes revenus au dessin animé, il y a encore quelques précisions que je crois intéressant de dire pour leur caractère... euh !.. disons "historique". Ainsi, il est bon de préciser que la collaboration de Philippart s'est terminée dans le cours du second film que nous avons continué avec M. Charles Kurlandsky,qui assurait les prises de vues aux labora-toires Titra.

Il faut reconnaftre que son expérience et ses conseils nous ont permis de nettes améliorations.C'est avec lui et suite à une de ses suggestions que nous avons expérimenté, avec succès, de filmer directement nos dessins sur calques avant de passer aux prises de vues définitives (sur cellos et décors). Cette formule nous permettait de vérifier la qualité de l'animation des scènes particulièrement difficiles et de rectifier, s'il y avait lieu, uniquement le dessin. Inutile de dire que nous réalisions ainsi un fameux gain de temps. Je vous donnerai également la fiche technique complète et réelle des films que j'ai réalisés, c'est en quelque sorte la seule manière pour moi de rendre hommage à mes collaborateurs, à cette équipe dont je garde un souvenir extraordinaire. Pour beaucoup d'entre eux, je ne sais absolument pas ce qu'ils sont devenus et pourtant quelle aventure exaltante nous avons vécu ensemble.

DDL : Ces films que vous avez réalisés ont-ils été montrés au public ?

AF : Comme je vous l'ai dit, nous avions adopté une politique de grande méfiance, étant donné notre situation sous l'occupation. Je me souviens d'avoir eu quelques contacts avec des firmes distributrices,fin 1944, début 1945 mais la longueur de notre premier film ( +/- 450 mètres ) le rendait très difficile à programmer.

En août 1945, à la sortie du second, les éditions Chagor avaient organisé une conférence de presse à laquelle ont assisté pratiquement tous les critiques cinématographiques. On avait très bien fait les choses. Vision des films, dans un cinéma de la ville (Carrefour), déjeuner dans un des hauts lieux de la gastronomie liégeoise (Maison Havait) visite des studios. A l'unanimité, tout en constatant nos faiblesses, les articles applaudissaient à l'initiative et souhaitaient qu'elle se poursuive avec succès, considérant nos résultats comme encourageants. "Le voyage imprévu" circula un peu partout en Belgique, assez confidentiellement faut-il préciser. Le troisième "Wrill écoute la B.B.C." a été également distribué, dans de meilleures conditions d'ailleurs, mais ça n'a pas produit des étincelles !

En mars 1946,un hebdomadaire issu de la Résistance "LE PAVE" a eu l'heureuse initiative de consacrer une page entière (grand format) à un article dans lequel étaient mises en parallèle les deux expériences belges importantes de l'époque : nos studios de Liège et ceux de Winkler et Colbrandt à Anvers. Cet article soulignait l'importance de ces deux pôles. C'est à la suite de cette analyse intéressante que j'ai pris contact avec Winkler que j'ai rencontré dans leurs installations. Nous avions décidé de garder ce contact et d'échanger éventuellement nos expériences. L'incendie qui ravagea nos studios mit fin à ces espérances. >

DDL : Nous revoici à l'incendie... je vous pose à nouveau la question : qu'avez-vous fait après ?

AF : Après l'incendie, la société qui avait fusionné avec une autre firme liégeoise, est devenue "S. I. R. E.C.". Le journal "Wrill" constituait une grosse part de la production de la SIREC. J'ai donc conservé mes fonctions de directeur artistique du journal. C'était cependant, pour moi, lié à la réinstallation des studios. La situation financière ayant évolué, on me fit comprendre que les investissements nécessaires à ce projet étaient trop importants et que ces capitaux seraient plus directement rentables dans l'édition. Fort de l'expérience acquise, des encouragements nombreux qui m'avaient été donnés, j'avais foi en mes possibilités et en celles de mes collaborateurs. J'étais certain que dès que l'occasion m'en serait donnée, ils me reviendraient pour poursuivre ce que nous avions si bien commencé ensemble... A partir de ce moment, moi qui n'ai rien d'un intrigant, je me suis mis en chasse pour trouver l'aide financière nécessaire... banquiers, organismes officiels. ministères, et bien d'autres... en Belgique et en France... Ce fut en vain. J'ai du me résigner et me rabattre sur mon ancienne activité, la publicité. J'ai créé une agence de publicité et c'est par ce biais que j'ai pu réaliser un certain nombre de petits films publicitaires... Ce que je n'ai jamais compris, c'est comment, toi, Raph, tu n'avais pu continuer dans le mouvement, par la bande dessinée, dans laquelle tu promettais beaucoup... Lorsque le journal a commencé à paraftre, je me souviens... j'avais insisté pour que l'on te confie des feuilletons. Tu vois, il y a quand même une période, hein Raph ? où ... quand je vois ceci (il feuillette un numéro de "Wrill" ) quand on a publié ceci, je n'y étais déjà plus. Je suis allé vous voir quelques fois, vous étiez installés dans l'ancien studio restauré, Albert Bailly, Charles Schommers et toi. Tu semblais bien parti pour prendre la direction, Albert et Charles faisaient les décors. Ça préfigurait déjà les méthodes actuelles.

RB : Non,non, il y a eu pour moi aussi une interruption, j'ai du faire mon service militaire, alors j'avais obtenu quelques commandes que je faisais dans mes temps libres. J'ai fait quelques histoires... "La patrouille des cerfs", c'étaient des oeuvres de jeunesse, vous savez, ça date de 1949...

AF : N'empèche, j'ai toujours cru que tu trouverais le moyen, doué comme tu l'étais, rapide, ayant le sens de l'attitude, du mouvement, de t'affirmer dans la bande dessinée ou le dessin animé, surtout quand tu es allé t'installer à Bruxelles...

RB : Oh, mais, j'ai été contacté par Belvision. Je suis allé là-bas, c'était Deshayes qui était directeur à ce momentrà. Ray Goossens dirigeait une équipe d'animation et il devait en constituer une deuxième. Il voulait que je passe une sorte d'examen alors, sur un week-end, on m'a demandé de faire toute une scène, sur un week-end ! tu t'imagines,une scène d'une minute de projection. On m'a remis un petit pupftre, parce que je n'avais plus rien comme matériel, moi. Alors, le plus beau... comme j'avais travaillé sur Wrill, on m'a donné un renard comme personnage à animer ! J'ai fait une petite scène,comme ça, mais il parait que ça n'a rien donné. Evidemment, sur un week-end ! après tout ce temps que je n'avais plus fait d'animation... mais, celà m'intéressait !

AF : Tiens ! tu as été pressenti par Belvision aussi. Eh! bien,moi, quand on a créé Belvision, j'ai été contacté par Monsieur Leblanc qui m'a expliqué qu'ils avaient réalisé quelques petits films en semi-animation avec Tintin et qu'ils avaient l'intention de démarrer dans l'animation complète. Il me proposait de prendre la direction et d'organiser tout. Je suis allé à Bruxelles. Ce n'étaient pas encore les studios Belvision d'aujourd'hui! Ils possédaient un matériel un peu bricolé, mais il y avait moyen de partir de cela. J'ai visionné les quelques films qu'ils avaient terminés. C'était minable ! et quand je pense que sur la seule notorièté de Tintin, ces bandes ont passé à la T.V. ! !

Nous avons discuté, Leblanc et moi. Il m'a demandé ce que je pensais, si je coyais pouvoir faire démarrer l'affaire. J'ai donné des avis, des conseils techniques, des idées sur l'organisation du travail, je suis allé jusqu'à lui expliquer des principes d'animation, des règles, bref, tout un tas de tuyaux. Il fallait bien que je prouve ma compétence, quoi ! Nous avons refait, ensemble, le tour des locaux, il était enchanté, il m'a présenté aux quelques personnes qui travaillaient là comme étant le nouveau directeur. C'était une affaire faite. Je devais commencer tout de suite après Pâques (celà se passait peut-être un mois avant). On me convoquerait incessamment pour signer les contrats, et tout et tout... C'est ici que, comme je le disais tout-à-l'heure, Hergé m'a rattrappé au tournant !... On m'a laissé choi , comme par hasard ! J'ai écrit, j'ai téléphonné... Monsieur Leblanc était absent, Monsieur Leblanc était malade, Monsieur Leblanc était à Paris etc... J'ai compris, quoi !...Après un temps, alors que je n'insistais plus, j'ai recu une lettre dans laquelle on me disait qu'on était au regret,qu'on ne pouvait donner suite,car après une analyse graphologique, on avait découvert que je ne possédais pas les qualités requises pour un tel emploi ! ...Quelques mois plus tard j'ai appris que Ray Goossens avait été engagé.

DDL : Avez-vous eu d'autres occasions de redémarrer ?

AF : Je vous avoue franchement qu'a ce moment-là, j'étais passablement degoûté. Pourtant, je ne me souviens plus très bien si c'est un peu avant ou un peu après, j'ai été engagé à Belgique Ciné Publicité (B.C.P.) comme directeur de production. Il s'agissait plus spécialement là de films publicitaires en prises de vues réelles,mais j'ai eu l'occasion cependant de réaliser deux ou trois petites choses en dessin animé. Hélas, je n'aimais pas beaucoup le genre de travail, de la conception à la chaîne, un travail de dingue. J'ai tenu le coup quelques mois,puis j'ai laissé tomber. C'était en 1953/54... C'est alors que j'ai retrouvé Raph à la SIREC..

RB : ... retrouvé ! nous ne nous étions guère perdus !

AF : ...non,bien sûr ! Nous avons travaillé ensemble bien souvent à ce temps là. On a fait des tas de choses marrantes. Ça nous fait encore quelques bons souvenirs,hein ! Raph ? (Raphaël Bolsaie fait un geste significatif). Quand je dis que nous nous sommes retrouvés c'est parce que j'avais conclu un accord avec la SIREC, pour laquelle tu travaillais toujours régulièrement. Je devais diriger une agence de publicité qu'ils voulaient adjoindre à l'imprimerie. Ça a duré un an, je crois, j'étais trop indépendant pour m'accomoder de tout un tas de contraintes inhérentes à la SIREC. Je n'ai pas renouvelé le contrat et j'ai installé ma propre agence, l'Agence A.T.P. (Art et Technique Publicitaires) et jusqu'en 1958, j'ai eu l'occasion de réaliser encore quelques petits films publicitaires. C'est dans ces années là 1960 et quelques que suite à un contrat de publicité que j'avais obtenu de la S.N.C.I. (Société Nationale de Crédit à l'Industrie), j'ai entrepris ma dernière tentative pour réinstaller un studio de dessin animé. Comme j'avais rencontré quelques fois le Directeur de l'Agence liégeoise de cet organisme, j'ai introduit une demande d'aide financière. Comme chaque fois, j'avais bien étudié le problème sur tous les plans : installation, materiel, personnel spécialisé, rentabilité, etc... Dans la crainte de me montrer trop exigent, j'avais calculé tout sur des bases fort raisonnables. Le principe du fonctionnement était basé sur la réalisation de films publicitaires, de films didactiques pour le Ministère de l'Education Nationale et de films industriels constituant une production sur commandes qui permettait la réalisation échelonnée sur un temps plus long de dessins animés pour le circuit commercial et la télévision. J'ai attendu longtemps la réponse. Quand je l'ai recue, j'ai été sidéré : on me refusait une aide financière parceque j'avais vu trop petit, ça n'intéressait pas la S.N.C.I. Ah ! si j'avais envisagé de construire des bâtiments,d'acheter un important matériel, d'occuper une centaine de personnes peut-être ! Là on aurait pu discuter... Comme personnellement je ne possédais rien, que je ne disposais d'aucuns capitaux, je ne vois pas comment j'aurais pu m'embarquer dans une pareille affaire !...

Quand je vous disais que toute mon histoire tournait autour d'un contexte politique ! Dans notre société, on ne prête qu'aux riches ! (après un silence) C'est à partir de ce moment que j'ai décidé de laisser tomber...

DDL : Et vous n'avez plus rien produit depuis ?

AF : Non ! Notez que ya ne veut pas dire que je ne conserve pas en moi le désir d'en refaire un jour... mais à ce moment là, j'ai décidé de ne plus rien sacrifier... je suis un peu comme un drogué qui essayerait de supprimer sa dose ... j'ai toujours ressenti comme un manque... Je ne sais pourquoi je pense à un autre pionnier maintenant ? Un qui me précédait même de quelques années et dont on ne mentionne jamais le nom : Marcel Antoine. Il doit avoir réalisé quelquechose, on m'en a parlé plusieurs fois quand, moi, je débutais... J'imagine qu'il a dû passer par des expériences similaires aux miennes puisqu'il est tombé dans l'oubli. Vous voyez,d'évoquer ainsi des souvenirs, il y a des tas de choses qui reviennent, ainsi,entre 1946 et 1950, j'ai rencontré de nombreuses fois Monsieur Rigo, directeur des services cinématographiques du Ministère de l'Education Nationale, je pense, je ne sais plus très bien.
Eh ! bien, là aussi, j'ai recu une réponse du même genre qu'avec la S.N.C.I. J'avais, sur la demande de Monsieur Rigo, remis un devis pour une série de petits films d'animation didactiques, dessins et volumes animés, pour illustrer une nouvelle méthode d'enseignement de l'algèbre par des éléments très concrets. C'était très bien imaginé, je ne me souviens plus du nom du professeur qui avait mis cette méthode au point. C'était très intéressant et ça se prétait à merveille aux possibilités de l'animation. J'avais, là encore, étudié la question très sérieusement. On a aussi trouvé que j'étais trop modeste dans mes estimations... qu'on rirait et qu'on n'aurait pas confiance devant d'aussi pauvres exigences, que ce ne pouvait pas être sérieux etc. Et je vous assure que l'affaire était pourtant très avantageuse et très rentable pour moi !

DDL : Vous n'avez donc rien obtenu là non plus ?

AF : Evidemment ! Oh ! vous savez, si je veux chercher, je vous trouverais des dizaines d'autres souvenirs tout aussi décevants. Je crois cependant que tout cela n'est pas tellement important finalement. Pourtant je veux cependant profiter de l'occasion pour préciser certaines choses. Lorsque, dans les journaux de l'époque, les critiques tout en applaudissant nos efforts et en appréciant nos recherches m'ont reproché d'avoir adopté un style trop imprégné de Disney, j'ai donné mes raisons, mais ils n'ont guère tenu compte de mes remarques. Aujourd'hui, enrichi de mes expériences ultérieures j'aime quand même rappeler :

Voilà pour le passé...

DDL : C'est le moment de vous demander quoi pour l'avenir ?

AF : En regard de tout ce que nous venons d'évoquer et si nous tenons compte de l'évolution actuelle, ce ne sont pas les idées qui manquent croyez—moi, quant à parler de projets,c'est autre chose.

Il y a eu Mac Laren qui a sérieusement secoué les choses,puis les pays de l'est, la nouvelle école américaine, les jeunes allemands... Quelle ébullition ! Et on peut parler très sérieusement de l'école belge qui tient une place intéressante aujourd'hui.

Il est certain que je ne me retrouve pas maintenant avec la même idée, la même conception qu'en ces temps passés. (Faisant un geste vers les tableaux qui décorent le living dans lequel nous nous trouvons). Vous savez, depuis, je me suis remis à peindre, mon rêve, car c'en est un, serait de réaliser quelque chose dans le même esprit surréaliste que ma peinture...

DDL : Raoul Servais donne des cours de dessin animé à Gand, Goossens à Bruxelles...

AF : Ici, à Liège... (geste évasif) il y a de nombreuses années, j'ai proposé que l'on crée une Ecole de Cinéma, je me suis même un peu remué, j'ai vu des gens... on m'a dit alors : " Toi, tu parles pour ta paroisse, tu as envie de donner des cours de dessin animé !" Alors que je voyais cela d'un oeil bien différent. Etablir des assises, des bases, pour former des jeunes et faire naître un cinéma belge. Je vois qu'à Bruxelles et dans les Flandres, on a compris, ça s'est implanté et çà commence à porter des fruits... Ici, à Liège ? Ne désespérons pas, il n'est, dit-on, jamais trop tard pour espérer...

Merci à DannY De LaeT qui a fourni les documents permettant de reproduire ce texte et autorisé sa publication sur cette page.

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